Dans le sillage de Poleni

En 2017, Céline Le Gall, professeure agrégée en lettres classiques au lycée Kerichen- La Pérouse présentait une thèse de doctorat intitulée « Giovanni Poleni (1683-1761) et l’Académie Royale des Sciences de Paris ». En 2019, elle a été publiée chez Brepols et en 2020, l’Académie des sciences de Paris lui a attribué le prix Boucher-Dedieu en histoire des sciences et épistémologie. À l’instar de Poleni, la latiniste a fait de la traduction des traités de ce dernier une aventure humaine et interdisciplinaire.

Céline le Gall dans la cabinet de curiosité de l’UBO à côté de l’anémomètre reconstitué par les élèves de CAP Serrurier métallier du lycée professionnel Vauban

Mais qui est Giovanni Poleni ? Si les mathématiciens le connaissent pour son équation, il reste méconnu du grand public. Étonnant pour ce personnage vénitien de premier plan de la culture européenne du XVIIIe siècle. Giovanni Poleni, didacticien, pédagogue et humaniste contribua de façon significative à de nombreux secteurs du savoir. De la philologie à la physique, des mathématiques à la navigation, jusqu’à l’architecture antique, il a entretenu une correspondance latine très riche avec les plus éminents savants et penseurs de son époque. À travers ses instruments, ses publications et son réseau de correspondants, Poleni joua un rôle majeur pour la diffusion en Europe de la nouvelle physique expérimentale née de la Révolution Scientifique « Il était une sorte de Voltaire en son temps bien que son œuvre soit peu connue » résume Céline.
À la découverte de textes latins jusque-là non traduits et conservés au Service historique de la Défense (SHD) de Brest, la professeure de latin, accompagnée d’élèves de terminale se lance dans la traduction de ces manuscrits « Ça a été un déclic pour moi quand j’ai vu la masse de textes latins encore inédits ! C’est une réelle prise de risque de les traduire. Il y a de nombreux néologismes, des termes techniques qui n’existaient pas à l’époque antique et auxquels il faut trouver une signification ». En recherche d’un latiniste expert, elle entre d’abord en contact avec Benoit Jeanjean, professeur de latin à l’UBO, et monte le projet Libros qui se propose de mettre à disposition du public un aperçu des textes scientifiques latins du XVIIIe siècle. Un premier pas vers la médiation scientifique.

La machine en route

Ouvrage édité à partir de la thèse, posé sur la reconstitution du cabestan par les étudiants de BTS Développement et réalisation bois du lycée de l’Elorn

« J’ai une très forte appétence pour les sciences. C’est pourquoi, je me suis penchée sur les travaux scientifiques évoqués dans les textes latins des savants découverts au Service Historique de la Défense. J’ai voulu approfondir mes connaissances et pousser mes recherches dans le cadre d’un doctorat en histoire des sciences et techniques en partenariat avec le Centre d’Étude des Correspondances et Journaux Intimes (CECJI, EA 7289) de l’UBO. »

La thèse présente ainsi les traductions de trois traités de navigation écrits en latin par Poleni : la meilleure manière de mesurer sur mer le chemin d’un vaisseau, indépendamment des observations astronomiques, des dissertations latines sur les ancres, et enfin l’amélioration de l’usage du cabestan. Ces trois traités furent primés par l’Académie Royale des Sciences de Paris (prix Rouillé de Meslay), trois siècles plus tard, c’est leur traductrice qui est récompensée à son tour… Un corpus traduit de la correspondance latine de Poleni avec les savants européens, la traduction d’extraits de ses lettres, de ses programmes de cours, de ses discours et de ses brouillons ainsi qu’une enquête in situ à Venise, Vérone et Padoue furent nécessaires pour mettre en lumière, en mots et en forme ces traités dans le contexte des appels à projet de l’Académie.

Partage et échanges des savoirs

« Ma thèse n’a pas un format classique, elle est basée sur l’interdisciplinarité, je ne pouvais pas travailler sur les écrits de Poleni seule, j’avais besoin d’un regard expert en mathématiques, physique, mécanique, histoire des sciences, latin… »

Sur les conseils de Marie-Thérèse Le Cam, sa directrice de thèse, Céline Le Gall renoue avec la démarche interdisciplinaire de Poleni en proposant aux étudiants de BTS Développement et réalisation bois du lycée de l’Elorn de Landerneau de reconstituer le cabestan ; et aux élèves de CAP Serrurier métallier du lycée professionnel Vauban de Brest de reconstituer l’appareil qui mesure la force des vents. Ce travail a impliqué de nombreux jeunes en formation. Ceux-ci ont d’une part eu la possibilité de mener un travail en relation avec l’université et ont découvert des éléments d’histoire des sciences et des techniques. Ils ont, d’autre part, joué un rôle précieux pour la compréhension de ces éléments mêmes. De fait, Céline Le Gall a ainsi directement conjugué ses propres recherches avec une action de médiation culturelle envers les jeunes. « Ces réalisations ont en quelque sorte validé mes traductions et il me semblait intéressant de faire des passerelles entre le technique et l’université », se réjouit-elle. Insatiable en recherche et en pédagogie, Céline travaille aujourd’hui sur un projet d’édition de la traduction du discours que Poleni a rédigé à l’occasion de l’inauguration de son cabinet de philosophie expérimentale « La rhétorique de Poleni est plus difficile à traduire, ce n’est pas factuel ! ». En parallèle elle animera le club Erasmus + qui regroupe des élèves de six lycées européens autour du thème « Le réseau des savants européens du XVe au XXe siècle ». Unitas virtute (L’union fait la force) !